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L’ EDITO


Une saison bien cadrée


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Généralement le cadre d’un tableau vient en délimiter les bords, la peinture une fois achevée. Il peut même l’enjoliver : "aux plus grossiers de ces dessins, écrit Rousseau dans l’Émile, je mets des cadres bien brillants". Au contraire, au théâtre, le cadre appelé aussi "cadre de scène"- préexiste à l’œuvre. Chaque saison est ainsi comme un cadre à remplir, et l’édito qui la présente est censé donner un sens à un contenu.

Or il arrive en peinture de voir certains gloser sur un monochrome blanc, et même s’extasier sur un cadre vide."Moins il y a à voir et plus il y a à dire", disait pour s’en réjouir, le critique d’art Harold Rosenberg. Pour faire plaisir à ce digne représentant de l’esthétocratie, on serait tenté d’enlever le cadre pour ne plus donner à voir que le clou qui l’accrochait : il y verrait peut-être le clou... de la saison !

Eh bien, au risque de déplaire à ces glossateurs zélés s’arrogeant le pouvoir de remplir les vides et d’éclairer l’obscur, cette saison, comme les précédentes, tentera de donner du monde que le théâtre met en scène une vision intelligible, sensible, et, osons le mot, efficace. Car il convient plus que jamais, me semble-t-il, de dénoncer, comme le fait un dramaturge contemporain, "la primauté des producteurs et programmateurs" (il faudrait ajouter certains critiques, fonctionnaires culturels ou veuves d’artistes) "qui fabriquent l’événement théâtral en court-circuitant toute relation directe entre le public et les créateurs"1

Bien sûr il ne s’agit pas de soumettre les spectateurs - Brecht est mort - à un quelconque point de vue supérieur, à une Vérité que détiendrait l’auteur ou le metteur en scène. Le théâtre n’est pas d’essence divine et l’homme de théâtre n’est pas un démiurge. Il lui revient cependant de maîtriser les mots : il n’y a rien à élucider mais le théâtre peut éclairer. C’est donc à vous de juger.

Avec L’Esthétocrate dont je tirerai à nouveau le portrait après l’avoir déjà porté à la scène en 1992, nous reprendrons Le Misanthrope de Molière, que vous avez été plus de 3 000 à applaudir dans notre trop petit Salon de Théâtre et que vous pourrez voir ou revoir cette fois à Mouscron avant que nous ne l’emmenions en tournée, en France et en Belgique, dans le cadre du Centre Dramatique Transfrontalier à la préfiguration duquel nous travaillons. Oui, elle sera bien encore de saison la colère d’Alceste sur ce monde insensé du paraître et du mensonge ; mais à son "désert" nous continuerons à préférer les planches du théâtre pour pourfendre cette.. "société du spectacle".

Pour ceux qui comme moi ne savent pas reconnaître un monochrome accroché à l’envers, ou pour ceux qu’effraie le chemin des salles trop institutionnelles, on peut aussi sortir le théâtre de son cadre pour poser cette impérieuse question de sens. Dans ces gallodromes par exemple, où se perpétuent les combats de coqs et où, à rire des Prises de becs des couples qui se volent dans les plumes, on finit par se demander si la cruauté est bien là où l’on croit.. Nous vous convierons aussi dans une de ces usines chargées de mémoire, et qu’on appelle friches, là où il n’y a plus de personnel à encadrer, afin d’y parler avec vos mots et nos images de ce qui reste d’une épopée industrielle qu’on appela textile et qui, faute à la crise, en a fini de produire ce tissu social que le théâtre ne doit pas, lui, désespérer de recomposer... Ce sera en juin notre création : La Vie à un fil, celui de la parole échangée, "comprise" dira-t-on étymologiquement.

Encore faut-il, pour nous comprendre, nous soucier du bon usage du cadre. Cadre est un mot qui à l’origine signifiait carré, mais à n’y prendre garde, on a fini par parler de cadres ovales ou ronds ! Aussi, sans aller jusqu’à proposer un encadrement de type militaire, la Compagnie s’efforce de développer dans les lycées, les universités, les centres sociaux, et par le biais d’ateliers de pratique théâtrale, un travail de sensibilisation et d’éveil. Une sorte d’ "école du spectateur" afin de se libérer de la tutelle des ayatollahs esthétocrates et mieux s’approprier sans religiosité aucune la fabrication du sens dont les metteurs en scène, auteurs et comédiens, même s’ils savent en jouer, ne sont pas les dépositaires.

Jouer le sens, faire sentir l’urgence de ces mots suffisamment pleins, entendus et porteurs pour devenir par la suite ceux d’une parole restituée et citoyenne, voilà ce qui motive nos choix pour nos propres spectacles comme pour ceux des compagnies que nous accueillons. Avec Couple ouvert à deux battants de Dario Fo, Inconnu à cette adresse de Kressmann Taylor, Giordano Bruno de Stéphane Verrue, Dramuscules de Thomas Bernhard, Les Plaideurs de Racine, nous concourrons, ensemble, à diminuer le nombre de ceux qui, faute d’y trouver un contenu, ne savent pas, ou ne savent plus, encadrer le théâtre.

Jean-Marc Chotteau (Août 2000)

1 . Jean-Pierre Sarrazac, La Critique du théâtre, De l’utopie au désenchantement, Circé, Paris, 2000, p. 14.