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ÉDITO

Je veux voir vos mains !



« Applaudite et valete ! »
« Applaudissez et portez-vous bien ! » C’est par ces mots, à en croire les historiens du théâtre, qu’à Rome il y a 2000 ans, l’acteur principal, ou le dernier qui occupait la scène, invitait le public à manifester son contentement à la fin de la pièce. Je dis bien « à en croire les historiens », car peut-être victimes d’une étourderie propice à la coquille, certains nous affirment, (il est vrai sans en avoir été les témoins !), que l’impératif lancé à la tête du public était vadete, et non valete, ce qui n’est pas tout à fait la même chose, vadete pouvant être traduit par un très familier « allez-vous-en ! ». « Applaudissez et cassez-vous ! » en quelque sorte …
J’ai donc tout naturellement choisi valete ! pour titrer ce trente-sixième édito de La Virgule où j’appelle de mes vœux, pour chacun des spectacles de cette saison, la chaleureuse manifestation de votre plaisir d’être venu et de votre envie de revenir… Car il y aura cette année de grands auteurs (Zweig, Shakespeare, Ernaux, Genet, Gary…), des spectacles confirmés et d’autres pas encore, - prises de risques sans lesquelles le théâtre ne survivrait pas-, et deux comédies légères mais brillantes que je mettrai en scène et dont je ne sais encore dans laquelle des deux catégories les ranger… Venez donc les applaudir tous, en vous abonnant !

Mais vous êtes-vous jamais demandé, comme moi-même cet été, pourquoi on applaudit, et depuis quand ? Et comment ? Et ce que cela veut dire, finalement ? Nous serons d’accord : applaudir c’est battre des mains, paume contre paume, et plus ou moins fort selon notre degré de satisfaction. Quand celle-ci est très forte, il nous arrive même de dire qu’on « applaudit des deux mains », ce qui, reconnaissons-le, est d’une confondante stupidité pléonastique : je n’ai jamais vu personne applaudir d’une seule main.
L’applaudissement serait-il né avec le théâtre ? Pas sûr : n’avons-nous jamais vu un bébé applaudir de joie ? Ou un singe ? Ou une otarie ? Est-il farfelu d’imaginer que nos ancêtres préhistoriques trouvèrent un jour l’applaudissement plus efficacement sonore qu’une tape dans le dos du congénère à féliciter ? Auraient-ils du fond de leurs cavernes humides, inventé l’applaudissement après avoir découvert comment éliminer les moustiques ? En tout cas l’applaudissement est antérieur aux premiers spectacles. On en voit traces dans la Bible : « Vous tous, peuples, battez des mains ! Poussez vers Dieu des cris de joie ! » (Psaumes 47 :1, vous pouvez vérifier) ou mieux encore (Esaïe 55 :12) : « Oui, vous sortirez avec joie. Et vous serez conduits en paix ; les montagnes éclateront d’allégresse devant vous, Et tous les arbres de la campagne battront des mains. » Surréaliste, non ? Les arbres qui « battent des mains » à votre sortie de salle, on rêverait d’un tel succès !

Toujours est-il qu’avant même de sortir de nos théâtres, aujourd’hui et depuis plus de 20 siècles, on fait du bruit, celui-ci étant, selon son intensité, pour acteurs, metteurs en scènes, producteurs, ou auteurs (quand ces derniers ne sont pas morts), un indéniable baromètre de réussite. On peut comprendre voire pardonner ces explosions bruyantes comme une nécessaire action défoulatoire pour vous spectateurs qu’on tient pendant une heure et demie, et parfois beaucoup plus, dans le silence et dans le noir. C’est qu’au théâtre vous n’avez pas la parole, et vous n’existez pas. Il nous est d’ailleurs interdit de vous regarder. Entre vous et nous il y a un mur. On l’appelle dans notre jargon le quatrième. Premier commandement aux acteurs tentés par le cabotinage : « Que jamais vos regards n’aillent furtivement/Mendier la faveur de vos applaudissements ! »
Il est d’ailleurs des applaudissements insupportables comme ceux qu’on interdit aujourd’hui entre deux mouvements dans une symphonie. Figurez-vous que pour que le public apprenne comment bien se comporter pendant les concerts, Schumann rêvait d’organiser des concerts pour les sourds et muets ! Car le silence, dans une salle de spectacle, peut représenter pour l’interprète la plus belle des récompenses : ce silence-là des souffles collectivement suspendus à une action dramatique, à une voix, à une virtuosité scénique. Ce silence-là qui nous donne des frissons.
Non je ne vous parlerai pas de l’autre silence, notre terreur, manifestation tragique de ce qu’on nomme le bide, qui a engendré les sociétés de claqueurs, les rires enregistrés, ou, comme on l’a vu dans des meetings politiques trop peu garnis, l’emploi… d’intermittents du spectacle !
Je ne saurai donc vous inviter au silence ! Non ! La représentation terminée, il m’importe que vous nous fassiez entendre un « retour » aux innombrables nuances, comme une façon d’entamer ce dialogue entre vous et nous que permet le théâtre que j’aime.
Car il y a mille façons d’applaudir, du slow-clap à l’ovation, du bout des doigts au clapping islandais, ou bien, ainsi que le voulaient les romains, en faisant retentir dans la salle « le bruit d’une forte pluie sur des tuiles » ; ou bien encore debout, les mains en l’air, à la demande de certains chanteurs à la fin de leurs concerts qui vous implorent : « Je veux voir vos mains » !
D’autres trichent, et bien qu’ils aient dormi durant toute la pièce, attrapent progressivement le geste jusqu’à la fièvre, comme un virus, (l’applaudissement, disent d’éminents scientifiques, étant aussi contagieux que le bâillement). D’autres enfin occupent hélas leurs mains à toute autre chose, -comme vous le constaterez dans les illustrations des pages qui suivent…
Je vous raconterai tout cela au cours d’une soirée d’ouverture qui commencera donc, une fois n’est pas coutume par des applaudissements avec des exercices pratiques que je compte bien faire avec vous. Car l’applaudissement a en effet son histoire, ses infinies nuances …
…et ses vertus thérapeutiques : il favoriserait la circulation sanguine !

Je vous ai donc préparé une saison avec le souhait qu’elle puisse vous donner le plus possible l’occasion d’applaudir …
…et surtout de bien vous porter.
Valete !

Jean-Marc Chotteau