Sais-tu pourquoi mes vers sont lus dans les provinces ?
Ce n’est pas que leurs sons, agréables, nombreux
Soient toujours à l’oreille également heureux (...)
Mais c’est qu’en eux le vrai du mensonge vainqueur
Partout se montre aux yeux et en saisit les cœurs.”
Boileau (Art poétique, Epître 14)
Ce jour-là, partout en France, mais aussi en Europe, aux Amériques et jusqu’aux confins des terres d’élection de la culture occidentale, les avisés directeurs de théâtre confièrent à leurs spectateurs, en même temps que leurs billets, des lunettes noires, très noires, à la monture cartonnée, à jeter après usage, bien qu’homologuées par la Communauté Européenne.
Quelques spectateurs, qui avaient pas mal voyagé, s’empressèrent de répondre à l’incompréhension de certains de leurs voisins qui se demandaient très prosaïquement si les éclairages du spectacle qu’ils s’apprêtaient à voir justifiaient ces précautions pour la santé de leurs rétines. On allait assister, disaient donc ces initiés qui croyaient savoir, à une expérience de théâtre en relief, comme cela avait été déjà proposé dans les cinémas des années cinquante. Quelques esprits malins firent mine de se réjouir : “du théâtre en relief ? Si cela pouvait nous prémunir une fois pour toutes des platitudes !”
D’autres jugèrent bon de poursuivre sur le ton de plaisanterie caustique : le succès commercial et international de l’éclipse de soleil du 11 août 99 (ce jour-là on avait beaucoup circulé pour ne rien voir) devait avoir donné quelques idées aux metteurs en scène et, pour la première fois au monde, on allait s’offrir une éclipse … de théâtre.
Ils ne croyaient pas si bien dire : il avait été en effet décidé, en haut lieu, de faire ce soir-là cette expérience de ne plus rien donner à voir… pour mieux entendre.
Mieux entendre le théâtre, qui est de tous les arts, celui qui a le plus à dire : c’est ce que me suggère comme un apologue cette étrange photographie que je voulais voir figurer sur la couverture de cette plaquette où je me dois de vous présenter notre nouvelle saison.
Car notre siècle s’achève dans la cacophonie. Celle de cette "société du spectacle", qui préfère à l’écoute, le regard, "le sens le plus abstrait, et le plus mystifiable", comme l’écrivait Guy Debord, qui dénonçait un monde qui n’est plus que sa propre représentation, ce "mauvais rêve d’une société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de sommeil."
J’ai toujours attendu du théâtre qu’il nous réveille. Mais pour rendre compte de cette cacophonie du monde, de son désordre, de ses dissonances, de son illisibilité, le théâtre, comme la peinture en abandonnant le figuratif, comme la musique en s’éloignant de l’harmonie, semble s’être mis à se méfier de ses mots. Ou bien il lui arrive poétiquement de n’en donner plus que la musique, oubliant qu’il n’est pas prouvé qu’elle ait un jour adoucit les mœurs et que Wagner pouvait avoir un Hitler parmi ses adorateurs, ou bien, les abandonnant tout à fait, il se réfugie dans la recherche purement plastique de l’image oubliant qu’elle est toujours équivoque, et qu’on peut être "beau et con à la fois" pour parodier Brel !
Dans la fameuse querelle des Anciens et des Modernes, des Classiques et des Baroques, les premiers ont été vaincus et Boileau a dû manger plusieurs fois son chapeau. Comme le montre Luc Ferry dans "le sens du Beau", essai sur les origines de la culture contemporaine, le monde se livre désormais corps et âme, dans l’art qui l’exprime, à la sensibilité plus qu’à la raison, au sentiment plus qu’au vrai, au regard plus qu’à l’écoute. De quoi inquiéter me semble-t-il nos démocraties, à la recherche de lien social. Ne faut-il pas entendre, pour s’entendre ? Même s’il doit exprimer un "monde de bruit et de fureur qui ne signifie rien" (Shakespeare, Macbeth), je veux trouver au théâtre cette volonté proprement humaine de trouver les mots pour traduire le sensible en intelligible. C’est ce qui motive les choix de notre programmation, c’est ce qui détermine nos propres créations. Erasme trouve un sens à la Folie du monde, Diderot affirme que l’acteur, dont l’art est maîtrise, calcul, n’est sublime que lorsqu’il est dénué de sensibilité, Balzac ordonne et classifie dans sa Comédie Humaine le désordre des espèces sociales. Tous ceux-là dont les œuvres vous seront présentées au cours de cette saison ont cette volonté nietzschéenne de "mettre de l’ordre au chaos".
Travail d’élucidation, de victoire de la lumière sur l’ombre, qui fait de l’auteur, selon la conception des Classiques, un découvreur plutôt qu’un inventeur. Un traducteur du particulier en universel. Comme Molière qui réussit à faire de cas pathologiques et singuliers des types éternels ; d’un atrabilaire amoureux "Le Misanthrope".
Ce sera notre création en cette année 2000. Oui, un classique, comme pour affirmer notre droit de retourner au passé pour mieux nous en libérer. Comme pour fustiger trois siècles après Alceste la comédie sociale d’un monde où le bon sens n’est plus comme l’affirmait Descartes "la chose au monde la mieux partagée", dès lors que l’image l’emporte sur le discours, la petite phrase sur la pensée, le "je ne sais quoi" sur la clarté, et qu’on préfère désormais "l’affectation pure” à la vérité, les "faux brillants" à la nature, le paraître à l’être, le voir à l’écouter.
Ecoutez voir ! Je vous invite à suivre cette saison, dans quatre lieux différents sur Mouscron et Tourcoing, -et même parfois chez vous !- neuf spectacles qui sont, sans céder à la tentation du « désert » où Alceste veut fuir les humains, autant de façons de traduire le monde, pour mieux échapper, ensemble, à son spectacle ...
...Comme de bien entendu.