Il me plaît au seuil de chaque nouvelle saison, alors qu’il s’agit de vous présenter dans un éditorial l’esprit qui guida les choix de notre programmation, de vous imaginer, spectateurs présents et à venir, comme autant de compagnons de "Jeux". Le théâtre est le lieu de tous les jeux, - jeu de rôles, jeu de mots, jeu d’esprit, jeu de scène, jeu de lumières et jeu d’orgues, jeu d’amours et de hasards... Il l’est d’autant plus que, comme aime à le dire excellemment Michel Bouquet, vous ne venez pas seulement pour nous regarder jouer, mais pour jouer avec nous.
À La Virgule, ce compagnonnage se vérifie à travers votre fidélité ; et votre nombre, toujours croissant, tendrait à prouver que vous prenez quelque plaisir en notre Compagnie, et que cela se sait. Merci : il n’y a pas d’autre finalité au jeu que le plaisir. Et pas d’autre but pour le théâtre que de plaire, qui est le même mot.
Je me demande cependant s’il est de bon ton de vous inviter aux spectacles de notre saison comme à autant de parties de plaisirs. C’est qu’on éprouve parfois quelque scrupule en France, dans ce qu’on appelle horriblement le “secteur culturel” à assumer la fonction ludique du théâtre, qui en est pourtant l’essence même.
Oublierait-on que les premières pièces en France, dès le XIIème siècle, s’appelèrent des “jeux” : ”Jeu de Robin et de Mario”, “Jeu du garçon et de l’aveugle”, "Jeu de l’amour et de la mort d’Adam” ?.. Que les interprètes n’en étaient pas des “acteurs” mais des "joueurs" et que le metteur en scène était un “maître de jeu”.
Oublie-t-on que le premier théâtre fixe en France trouva refuge dans la seule salle où il convint aux saltimbanques de se poser : un Jeu de paume ?
Il semblerait que nos voisins européens n’aient pas été frappés de la même amnésie. En Angleterre, on ne va pas voir une pièce mais "a play" : un jeu ; en Allemagne un acteur est un “Schauspieler" : littéralement un joueur à regarder...
Affirmer le jeu serait-il devenu vieux-jeu ? Ce sentiment timoré à annoncer la couleur me rappelle l’embarras dans lequel me plongeaient mes filles quand, petites, alors qu’elles me voyaient franchir le seuil de la maison pour partir répéter, elles me demandaient ce que je m’en allais faire.. "Je m’en vais... travailler" leur répondais-je, souvent après quelque hésitation. Jusqu’au jour où l’une d’elle, perfide et perspicace, me lança : "Ce n’est pas vrai, on sait bien que tu vas jouer".
Elles imaginaient un père sérieux, et c’est vrai, le sérieux exclut le jeu. Mais malgré l’application qu’elles mettaient, comme nous tous enfants, à changer une poupée, à conduire nos voitures miniatures, elles ignoraient encore que le jeu peut être pris au sérieux.
Je me souviens de l’odeur mélangée de confitures et d’encaustique du gratte-ciel de mes peaux-rouges : un gigantesque buffet Henri IV, à étages, qui trônait dans la salle à manger de mes parents. Pour des joutes imaginaires, avec quel sérieux y installais-je, sur cette partie médiane où s’exposaient des assiettes aux bords dentelés-, mes "soldats" de plombs : hétéroclite assortiment d’iroquois, de cow-boys, de gardes républicains, de spahis et de cyclistes... Étaient-ce mes débuts de metteur en scène ? Non, car I’on ne met rien en scène, on ne joue jamais, du théâtre, que pour un public. Pas de théâtre sans jeu, mais pas de théâtre sans enjeu.
Dans cette période troublée qui voit s’écrouler les tours d’ivoire de toutes nos certitudes, où de nouveau jeux, du flipper à la télé, de la télé au gameboy, du gameboy au sudoku, viennent renforcer nos solitudes et notre cécité, je veux pratiquer et vous offrir un théâtre qui, tout en jouant, en déjouant, en se jouant de, donne à comprendre les enjeux d’aujourd’hui. Participer à nos jeux de théâtre, - vous abonner, (C’est-à-dire vous engager à jouer avec nous plusieurs parties, histoire de vous faire la main !), c’est prendre vos distances et quelque oxygène à l’égard de tout ce qui tendrait à vous peser dans le carcan des déterminations de votre vie sociale.
Oui prenez vos distances (“Verfremdung” dirait Brecht), comme la pièce d’un mécanisme qui chercherait de l’aisance dans ses mouvements et une certaine indépendance par rapport à la machine dont elle fait partie ! Comme les lattes d’un plancher lorsque le bois... travaille, prenez du jeu !
Oui, quittez le soir votre bureau, vos élèves, vos tâches ménagères et écriez-vous "ça suffit je ne joue plus !". C’est à cet instant que le vrai jeu commence. Avec nous.
Plus que toute autre, cette saison a été bâtie dans la double exigence du jeu et des enjeux. Jeux de l’illusion (de ludus en latin qui veut dire.. jeu), avec son lot d’émerveillement théâtral fait de rires et d’émotion, (et je vous en promets beaucoup), enjeux de la dénégation : ce n’est que du théâtre et bien sûr "on ne vous la fera pas". Vous ne vous laisserez pas "piquer au jeu" ! Vous garderez l’œil ouvert et critique sur le monde. Cela aussi, je vous le promets, surtout parce qu’il semble tourner moins rond.
Rien ne va plus ? Faites vos jeux !
Jean-Marc Chotteau, 5 septembre 2006