La Compagnie a 25 ans et je vous souhaite, chers spectateurs, un bon anniversaire. Oui, en votre Compagnie, j’ai aujourd’hui 25 ans, et je vous le dois.
Cet anniversaire est bien le vôtre : ce qui fait vivre le théâtre, cette « étrange entreprise », comme le qualifiait si justement Molière, c’est vous assurément. 25 ans de rencontres, 25 ans de créations, de tournées, d’accueils de spectacles (plus de 100 !), de découverte de talents nouveaux, 25 ans d’histoires pour une histoire commune sous le sceau de la fidélité et de votre intérêt croissant pour notre travail. Car voilà quelques années que vous remplissez nos salles : comme pour nous tenir Compagnie, vous étiez 1500 abonnés la saison dernière pour les 81 places de notre si charmant mais si minuscule Salon de Théâtre ! Mais vous comblez aussi les salles plus vastes du Théâtre Municipal de Tourcoing, et du Centre Marius Staquet de Mouscron. Vous comblez les usines, piscines, gallodromes, friches industrielles, bourloires, cloîtres et autres lieux alternatifs où il nous arrive de présenter, autrement, d’autres spectacles... Merci. Vous nous comblez !
Mais surtout n’allez pas dire que « La Virgule » serait un théâtre « populaire ». Cela ne se dit pas, ou ne se dit plus, et sentirait son commercial. Il faut s’en défendre. Le succès d’un théâtre paraît parfois suspect aux yeux de certains. Répondrait-il aux lois nouvelles des audimats ? Caresserait-il le public dans le sens du poil ? Ferait-il preuve de quelque frilosité à aborder des thèmes dérangeants, des formes théâtrales nouvelles ? Un certain Jean Vilar avait osé qualifier le Théâtre National dont il était devenu le directeur de “Populaire”. À Claude Morand qui l’interrogeait dans la Revue Arts du 15 décembre 1965, il exprimait pourtant quelles avaient été ses craintes : " Populaire, me disait-on ici ou là, à gauche comme à droite, vous allez faire fuir tout le monde. Et le peuple, en premier.".
Que dirait-il aujourd’hui ? Le peuple a disparu ! Le mot n’est plus guère usité, tombé en disgrâce y compris chez nos leaders politiques. Peuple est devenu un gros mot qui s’est peut-être caché pour revenir travesti d’Angleterre sous la forme de « people », qui veut dire là-bas « les gens, ou « le peuple », mais qui définit désormais en France, par un très curieux glissement sémantique, les vedettes médiatisées dont le peuple, avidement, s’intéresse ! Un « people » ne fait plus partie de la communauté ordinaire des « gens » : c’est une star. Alors en ces temps de « pipolisation » avancée (ce néologisme, du journal Libération, ne tardera pas, je le parie, à entrer dans nos dictionnaires), quelle place pourrait-il bien rester pour cette si belle notion de "populaire" que notre langue savait pourtant parfaitement distinguer de "populiste" ?
Le peuple à Rome voulait des jeux et du pain. Il voudrait aujourd’hui de la toute petite histoire : il se détournerait de la contemplation des œuvres et de la fréquentation des maîtres dont nos Lumières voulaient le grandir, pour s’étourdir par procuration - certes il le faisait jadis au théâtre- mais cette fois c’est dans des héros vivants et préfabriqués qu’il se projette pour s’y reconnaître... plus riche, plus beau, plus fort. Alors, voilà - Voici ! - nos gens focalisés sur la dernière coucherie d’un acteur célèbre ou sur la qualité du pouls du Président à l’issue de ses joggings, tout cela dans un univers de carton-pâte, où contrairement au théâtre, on ne délimite plus le faux du vrai, capables que sont désormais certains de nos médias de faire fondre en quelques coups de souris les poignets d’amour d’un quinquagénaire pour lui donner de l’allure...
Certes “le monde entier est une scène” comme le disait Shakespeare, mais celle-là que nous offre la vogue people est vue par le gros bout de la lorgnette : on diminue notre champ de vision. Le théâtre l’augmente, lui. Le Théâtre, et le théâtre populaire, c’est-à-dire celui qui ose s’adresser au plus grand nombre dans la plus grande exigence artistique, raconte souvent lui aussi des petites histoires, et traite certes, comme la presse people, du particulier. Mais il a le souci, l’ambition, de rejoindre l’universel. Le people, lui, est du particulier qui ne rejoint que le particulier. On n’en sort pas. S’il peut offrir à la rigueur un divertissement de pacotille, il n’apporte aucune interprétation du monde, aucune ouverture pour l’aborder dans sa complexité avec le regard critique que les grandes œuvres ne manquent pas de susciter. La Virgule s’efforce de vous offrir à nouveau une saison ouverte, conviviale, dans une saine curiosité au monde. A travers nos créations Abel et Bela de Pinget et Situations critiques, elle posera avec distance et drôlerie cette question de la capacité des gens de théâtre à pouvoir être populaires sans céder à une certaine éthique de leur métier. Mais nous vous présenterons aussi d’autres compagnies, des spectacles français et belges, déjà largement applaudis ou tout fraîchement créés, tous inspirés par cette éthique dont nous voudrions pouvoir nous réclamer. Nous donnerons en juin naissance à un Festival, "Les Eurotopiques", une ouverture à des projets théâtraux européens, élargissant ainsi la volonté transfrontalière de notre Compagnie et son appétit à soutenir la création. Et puis je reprendrais une nouvelle fois, pour mon plaisir parce qu’il a été le vôtre, L’Éloge de la Folie, ce texte sulfureux, douloureusement comique, écrit par un philosophe, en latin, en 1509, mais ô combien universellement populaire !
Août 2007, Jean-Marc Chotteau
P.S. (Prétérition Subtile) : Finalement je ne vous aurai pas dit que je suis allé en vacances en Corse, que ma compagne est blonde, et que je m’apprête à enfiler un survêtement pour courir au bord du canal de Tourcoing.