Il s’appelle Bartleby ; on ne connaît ni son prénom, ni d’où il vient, où il loge, s’il a une famille, des amis. Il passe ses journées de travail en compagnie de deux collègues dans l’étude d’un avoué dont les affaires florissantes lui ont permis de l’engager comme troisième copiste… Et Bartleby copie, copie… Sans dire mot.
De temps en temps, Bartleby, toujours silencieux, se lève pour jeter un coup d’œil à la fenêtre. Drôle de fenêtre ! Elle donne, à quelques dizaines de centimètres de distance… sur un mur de briques. Et Bartleby, comme s’accordant un court temps de récréation, contemple, de la même façon qu’il le ferait pour un paysage, le mur.
Nous sommes à New York, dans les années 1850, et Bartleby est un personnage de fiction : celui d’un pur chef-d’œuvre de la littérature américaine, écrit par Herman Melville, l’auteur de Moby Dick. Certains éditeurs négligent d’ajouter le sous-titre : Bartleby, une histoire de Wall Street. Wall Street ? Oui, la Rue du Mur…
Derrière sa fenêtre, sur son mur, que projette Bartleby ? Une société je pense comme la nôtre, en pleine mutation, où les buildings ne cessent d’aller gratter plus haut le ciel et où la valeur travail finit par perdre son sens. Lui qui s’était révélé dès son arrivée un employé modèle, va devenir le plus emblématique des insoumis. Car désormais, à toutes tâches demandée par son patron, il osera, avec une douceur confondante, répondre qu’il « préfèrerait ne pas… » : « I would prefer not to… ». Jamais un personnage n’aura suscité, du XXème siècle jusqu’à nos jours, autant d’interprétations, en particulier chez les philosophes français. Mais ce qui est certain pour moi, c’est que Bartleby devant son mur n’est pas prisonnier. Il y projette le monde en spectateur. Il s’évade. Il fait le mur.
Depuis longtemps je rêvais d’adapter ce court mais passionnant roman à la scène. Ce sera chose faite en mars prochain, mais dès à présent, c’est Bartleby qui me donne l’argument du présent éditorial où je suis censé vous présenter l’esprit de notre nouvelle saison ; ce sera : « faites le mur ! »
Car celle qui vient de s’achever n’a pas manqué de voir s’en édifier de nouveaux : il aura suffi d’un confinement imposé par un méchant virus, d’une Europe à nouveau disloquée par la guerre, d’un dérèglement climatique nous poussant à l’isolement par crainte d’un dehors à l’air pollué, d’une essence trop chère, ou de départs d’incendies là où on ne pouvait les imaginer...
Le moment est donc venu d’aller plus que jamais au théâtre, surtout s’il se veut, comme celui que j’aime et m’efforce de pratiquer, être un reflet, à proprement parler une réflexion, du monde et des questions qu’il nous pose. Ce théâtre-là que Bartleby voit sur son mur. Certes, la tentation devient de plus en plus grande pour un programmateur de vous y offrir un simple divertissement, un détournement heureux, une fuite salutaire des problèmes qui nous assaillent. Je ne vois rien de honteux dans cette démarche. Mais quoi de plus beau, (bien que l’exercice soit un art de funambule !), que de divertir, de faire rire, d’émouvoir, sans négliger pour autant de parler du monde et d’en châtier ses travers… Castigat ridendo mores, corriger les mœurs par le rire, disait un poète contemporain de Molière, devise qui orne encore aujourd’hui la façade de certains théâtres. Je veux bien reprendre la formule à mon compte.
C’est donc sans scrupule que je vous invite à « faire le mur », à sortir de chez vous pour assister à une représentation de chacun des onze spectacles que La Virgule vous présente cette année : Après la soirée d’ouverture animée par le Pianiste tout-terrain Simon Fache, vous voyagerez dans l’infinie diversité de la nature humaine écrite avec l’humour noir mais libérateur d’un Maupassant, que j’aurai un immense plaisir à vous conter. L’École des Femmes, où l’on voit Molière se faire l’irrésistible dénonciateur de la misogynie. Together, où comment un couple confiné résiste à ce moment hors du temps que fut le printemps 2020. La Honte, le procès étrange du « comportement inapproprié » d’un professeur d’Université sur sa doctorante. Fausse Note, la visite d’un admirateur dans la loge à Genève d’un chef d’orchestre après son concert, où l’évocation d’un passé trouble va dangereusement transformer les témoignages d’admiration en d’horribles accusations. La Fragilité des choses, thriller où les mots font leur œuvre dans le huis clos d’un harcèlement. Bartleby, l’histoire d’un ange ? d’un rebelle ? d’un fou ? L’adaptation d’un chef-d’œuvre à la fois comique, énigmatique, et émouvant. Toutes les choses géniales : la liste de tout ce qui vaut la peine de vivre. Le Décaméron où se dire des contes devient le remède à une épidémie de peste. Et enfin, La Lettre, où une chaise, une bouteille, un papier et un verre suffisent pour créer d’inextinguibles rires, dans une véritable anthologie de la comédie, en clôture d’une saison qui nous aura montré celle du monde.
Une saison comme autant de voyages…
Les dictionnaires vous disent que faire le mur c’est sortir sans autorisation ? Je vous la donne !
Faites donc le mur ! Échappez-vous ! (J’allais dire : « abonnez-vous ! » Mais pourquoi pas ? avec La Virgule, c’est désormais synonyme !)
Nous vous attendons. Vous serez en bonne compagnie.