D’accord, bien sûr, tout va mal, et à la question posée dans le titre d’une pièce qui avait marqué mon adolescence : « Comment va le monde, môssieur ? », j’aurais bien du mal aujourd’hui à répondre comme son auteur : « il tourne, môssieur ! ».
Eh oui, la planète se déglingue, les forêts brûlent, les relations internationales se refroidissent, les glaciers fondent et nous allons manquer d’eau, la biodiversité est en péril et des virus nous menacent, les oiseaux ne migrent plus et les migrants nous remplaceraient, nous nous empoisonnons à manger, d’autres meurent de faim, nous polluons en diesel et nous nous cassons la figure en trottinettes… Je pourrais continuer encore cette litanie, digne, dans son terrorisant amalgame, des grands et tristes titres de nos chaînes d’info…
Le pire est qu’il y a parfois du vrai là-dedans, même si la façon de nous le présenter tient plus de la recherche d’audimat que du souci de nous informer. Y sont en tout cas absentes la mesure et la distance scientifiques qui devraient s’imposer. Mais que voulez-vous ? c’est ce qui saigne qui fait vendre ! On n’imagine pas un reportage sur les trains qui arrivent à l’heure, et pourtant il y en a ! Et si l’on a vu ces derniers mois nos télévisions nous montrer la vie en jaune plus qu’en rose, c’est qu’avec ses formules simplistes, ses coups de gueule et ses violences, elle nous était fabriquée comme une très addictive série américaine.
Si le théâtre, quand il n’est pas de pur divertissement, est bien le reflet de notre monde, quelle noire et terrifique vision notre nouvelle saison va-t-elle donc vous en donner ? Et par quels trésors de rhétorique pourrais-je vous en donner le moindre appétit ? La tâche semble rude : moins que jamais, vous le constaterez en feuilletant cette plaquette, les spectacles que La Virgule vous propose n’éludent les questions qui se posent à notre temps : le premier parle du sentiment de l’absurde, le second de la bestialité dont un homme peut devenir capable, un troisième de Tchernobyl, un autre de harcèlement à l’école, un autre d’humiliation au travail, un autre de la folie narcissique des acteurs, un autre du déchirement d’une fratrie qui se croyait unie, un autre encore de l’homophobie et un autre enfin des utopies qui se noient aux pieds de l’île rêvée… Diable !
Eh bien je peux vous témoigner du plaisir incroyable que j’ai eu à les voir, à les vivre, (parfois par anticipation, quand l’un d’entre eux n’était encore qu’une création à venir). Certains m’ont fait éclater de rire, d’autres m’ont ému aux larmes, d’autres ont appelé en moi un esprit de résistance un peu trop assoupi, tous m’ont laissé un écho profond et durable… Ils sont autant de regards différents sur notre monde, des regards d’artistes, capables dans leur singularité, leur humour, leur sensibilité, leur ton, de nous en rendre plus lucidement compte que le plus objectif des reportages. Cette lucidité, dont René Char disait qu’elle est « la blessure la plus rapprochée du soleil », m’a réchauffé le cœur, et je veux partager avec vous cette chaleur-là qui naît de ce sentiment mélangé d’étonnement et d’admiration de voir un artiste dire mieux et plus fort ce que nous ressentons au plus profond mais trop confusément. Or, cet étonnement mêlé d’admiration a un nom. Certes il a un peu disparu de notre vocabulaire, et on le cantonne à tort à ce qui relève des contes de fées. Ce mot c’est : émerveillement. Et même si l’on n’ose guère plus s’émerveiller aujourd’hui, j’ose cependant vous inviter à vivre comme moi les spectacles de cette saison comme autant d’exercices d’émerveillement.
« Ne s’émerveiller de rien est plus bête que s’émerveiller de tout », disait Dostoïevski. S’émerveiller n’est pas un acte passif : c’est un acte d’intelligence. Ce n’est pas une soumission, c’est un acte d’approfondissement.
Il ne s’agit pas de laisser aux oubliettes notre esprit critique, héritage de Descartes puis des Lumières, et c’est vrai, en accord avec Beaumarchais, que « sans la liberté de blâmer il n’est pas d’éloge flatteur ». Mais il se pourrait bien aussi, je le crains, que sans l’exercice de l’émerveillement, il ne serait plus de critique audible. Non « tout ne va pas s’effondrer » comme l’annoncent les hérauts de la toute récente « collapsologie », mais encore nous faudra-t-il, et cela en est la condition, laisser quelque place à l’énergie et aux ressources que l’homme trouve dans sa capacité à admirer, à s’émerveiller.
Rien ne serait plus fatal qu’un aquoibonisme généralisé. Et, tant pis si l’avouer n’est pas de mode, je peux m’émerveille du mystérieux circuit imprimé d’un ordinateur, comme des services que me rend mon smartphone, d’être en une heure à Paris, mais aussi de vivre dans un monde où augmente l’espérance de vie, où recule la faim, où sont éradiquées de nombreuses maladies, dans une période qui est la moins violente et la plus paisible de toute l’histoire de l’humanité.
Je terminerai en forme d’apologue cet édito. Ma grand-mère, qui me trouvait certainement trop critique et frondeur, me disait souvent : « arrête donc de chercher la petite bête ! » Je ne lui donnais pas raison : il est bon de ne pas toujours accepter le monde comme il vient. Mais un jour froid et sombre d’un juin où le printemps s’était oublié, alors que je révisais mon bac dans la solitude de ma petite chambre, et que mon désespoir était à son comble d’avoir à entrer dans mon pauvre cerveau des papiers noircis de dates, de formules, ou de citations, vint se poser, sur un de mes livres de torture, à la lumière d’un inattendu rai de soleil conduit par d’infimes particules de poussière, une coccinelle. Ma grand-mère appelait ces coléoptères « bêtes à bon dieu » ou « bêtes du paradis ». Je ne croyais pas en ces choses-là, mais je décidai de voir le petit insecte rouge et noir comme l’annonce de l’été prochain et de ma délivrance. Un exercice d’émerveillement, en quelque sorte.
C’est cette petite bête-là que je vous invite à aller chercher, avec La Virgule, de cet automne à l’été prochain.