On peut l’être comme un âne, une oie ou une cruche, et rien ne nous met à l’abri de le devenir, sauf peut-être de le reconnaître !
« Mon Dieu ! Que les hommes sont bêtes ! » chante La Périchole. N’en déplaise à la gent féminine, il me semble aujourd’hui qu’on peut reprendre l’air en chœur, en l’appliquant à toute l’humanité, mais en commençant par soi-même, au moins pour avoir le droit de le dire. Tout lucide que nous soyons sur l’assujettissement grandissant de notre temps à l’empire de la bêtise, il n’est pas certain de pouvoir lui échapper. Et méfiance : « qui veut faire l’Ange fait la Bête », comme le disait Pascal dans ses Pensées ! Je vais donc redoubler d’attention en écrivant ces quelques lignes de présentation d’une saison que je voudrais… « pas si bête » !
Parler de « bêtise humaine » est d’ailleurs un pléonasme : il n’y a que les hommes qui soient bêtes ! Érasme dans son Éloge de la Folie le remarquait déjà il y a cinq siècles : nous n’avons rien à apprendre aux animaux. La société des hommes vaudrait-elle mieux par exemple que celle des abeilles ? « Quel architecte sait construire comme elles ? Quel philosophe a jamais fondé pareille république ? »
Depuis Aristophane ou Plaute, voilà 2000 ans que le théâtre met en scène nos sottises. À voir aujourd’hui le peu de sagesse de nos nations, on peut se mettre à douter de sa vertu cathartique ! La sottise prolifère comme jamais ; elle trouvera même au cours de notre saison un de ses terreaux de prédilection : une élection présidentielle, dont on pourrait déplorer, en ces temps nouveaux de surenchères médiatiques où la forme l’emporte dorénavant sur le fond et les petites phrases sur la pensée, qu’elle se fera au suffrage universel. Je fais le pari que nous allons trouver dans nos campagnes, - et l’on en respire déjà les effluves les plus nauséabonds - ce qui aurait pu faire quelques volumes dans le Bêtisier que le bon Gustave Flaubert nous aurait légué, s’il n’était pas mort avant de le terminer, épuisé par l’incommensurable tâche à laquelle il s’était voué. « Ce sera comme une encyclopédie de la bêtise moderne, écrivait-il à l’une de ses amies, vous voyez que le sujet est illimité. »
Ce roman de la bêtise, auquel il allait donner les dernières années de sa vie sans l’achever, c’est Bouvard et Pécuchet, pépite découverte sur les chemins de mon adolescence, chef d’œuvre que j’ai immodestement adapté pour le porter à la scène il y a vingt-trois ans, et que je me suis décidé à vous présenter cette année encore, désespéré de constater que son urgence n’avait pas faibli, mais impatient de retrouver l’accueil que le public et les critiques lui avaient réservé.
En ce mois d’août 2016, à l’écoute des médias qui s’en repaissent à longueur de journée, je me dis que notre actualité n’aurait pas manqué de lui en donner, à Flaubert, des sujets d’articles pour son Encyclopédie ! A la lettre B par exemple, Gustave aurait sans nul doute écrit « B comme Burkini » et je suis sûr qu’il ne serait pas allé chercher les gendarmes pour déshabiller ces dames - qu’un De Funès à Saint Tropez s’acharnait d’ailleurs, il n’y a pas si longtemps, à rhabiller ! Il n’aurait pas non plus invoqué la force de nouvelles lois, ni recherché à refaire un costume à cette laïcité que, depuis 1905, on ne cesse malheureusement de vouloir détricoter. Non, il n’aurait rien fait de tout cela : Gustave aurait ri.
Oh ! Pas de ce rire qui tue, pas de cette ironie qui fait mal ! L’invective est un piège que nous tend la connerie, gardons-nous-en ! Pour comprendre la bêtise, il faut un minimum de recul et de précautions : rigueur, exactitude, et cet humour-là qui fait rire de la bêtise des autres en même temps qu’on rit de la sienne. Comment mieux désarmer que par le rire les tribus hystériques des Y’a qu’à et des Faut qu’on !
Donc, à la manière de Flaubert, et en matière de burkini, sujet capital on en conviendra, je propose qu’on se mette tous d’accord pour admettre, le sourire au coin des lèvres, que se baigner habillé protège du froid et de l’humidité, que pouvoir montrer son appartenance religieuse tout en s’essayant au dos crawlé est fondamental, que quitter ce bas monde pour se retrouver là-haut face à 72 vierges inexpérimentées n’est pas l’enfer, ou bien encore que ne pas manger de poisson le vendredi ou toucher un interrupteur électrique le jour du Shabbat peuvent nous y conduire…
La bêtise se nourrit de nos peurs et se répand en clichés et lieux communs en se cherchant des ennemis, des minorités à humilier, et des frontières pour s’en mettre à l’abri. Dans tous les cas, elle simplifie et réduit le sens. « La bêtise consiste à vouloir conclure » disait encore Flaubert…
Alors je m’en garderai bien…
Il eût été aisé pourtant de terminer cet édito en réaffirmant le rôle de l’art et de la culture pour faire front à la bêtise. Et sans vergogne de vous redire que La Virgule participe de ce combat. Je n’aurai pas cette prétention, tout en étant conscient que ma formule sent la très jésuitique prétérition !
Mais les temps, quand même, sont durs… La pensée, comme l’annonçaient il y a trente ans avec clairvoyance quelques-uns de nos intellectuels, subit défaite après défaite. Déjà en 1870 Flaubert pressent le déclin de la création artistique en tant que rempart éthique à l’obscurantisme. Témoin de l’arrivée de la photographie et de l’industrialisation naissante des moyens de culture, il voit l’art se réduire littéralement au cliché, à la reproduction de masse, à l’économiquement rentable. Il pressent la lobotomisation des peuples : « Nous allons entrer dans une ère stupide, écrit-il à George Sand. On sera utilitaire, militaire, américain et catholique ». Il dénonce avec prescience ce qu’une démocratie d’opinion entraînera comme trafics d’influence : autre forme, plus sournoise, de dictature. Nous n’en sommes pas loin.
L’opinion ! Tyrannie de l’opinion, et comme l’aurait dit Flaubert, des « idées reçues », c’est-à-dire du n’importe quoi. Aujourd’hui chacun se targue d’en avoir une sans avoir pris le temps de s’informer. Les auditeurs ont la parole, et, chaque jour, plus nombreux sont les journalistes qui la leur cèdent : cela fait plus d’audience que le long discours d’un politique dont on ne retiendra que deux phrases pour alimenter les débats et se faire une opinion des opinions. L’information, qui devrait être la meilleure arme contre la bêtise de nos préjugés, devient un spectacle dont nous raffolons pour en être en même temps les acteurs et les voyeurs. Mais les grandes gueules ne sont pas forcément des grandes voix. Leur pensée simpliste et sous-informée attise la haine vis-à-vis des indispensables élites, et met tous les politiques dans le même sac d’un très injuste et permanent bashing. Le populisme est le triomphe de la bêtise.
Le buzz et l’audimat en sont aujourd’hui les mortifères virus amplificateurs. Gustave ne les connaissait pas mais il se désolait déjà de constater qu’« une sottise ou une infamie en se renforçant d’une autre plus considérable peut devenir respectable. » Et d’ajouter : « Collez la peau d’un âne sur un pot de chambre et vous en faites un tambour ».
Je me tairai.
Sachez quand même que j’ai pris bien garde, dans les choix de programmation de cette saison, de ne pas abêtir. Sans jamais vous embêter.