Imaginez-vous un instant revenant d’un lointain, très lointain voyage interplanétaire ! Imaginez que vous soyez dans l’impatience de savoir, après une si longue absence, comment se porte aujourd’hui le monde que vous avez quitté il y a si longtemps ! Vous ouvrez donc le premier journal venu (il en existe encore quelques-uns), pour en dévorer (en vous efforçant de zapper les publicités qui l’envahissent) les principaux titres. Et, alors qu’à leur lecture vous commencez déjà à vous demander si vous n’êtes pas rentré quelques décennies trop tôt, vous lâchez soudain cette exclamation pathétique et désespérée : « Malheur ! Quelle époque ! »
Pêle-mêle, et dans le plus absolu désordre : une catastrophe ferroviaire, des loyers en hausse et des salaires en baisse, une ruineuse politique d’armement, des fraudes alimentaires, une réforme annoncée de l’ortografe (sic !), la mode inattendue du tatouage, le désœuvrement de jeunes dits « de quartiers » mais sans domiciles fixes, le recul de l’âge de la retraite (« Une retraite pour les morts ? » dit un des titres), la tricherie des cyclistes du Tour de France, le dérèglement climatique (le Zouave du pont de l’Alma a de l’eau jusqu’aux épaules), une inexorable xénophobie (on vient de crier « À bas les Belges ! » dans une petite ville du Pas de Calais) et, sur les dernières pages, celles-là où se cachent les rubriques culturelles, un article annonce un comique qui fait de son cul l’outil de ses triomphes scatologiques…
Votre revue de presse vous a donné la nausée : que vous a-t-il donc pris de revenir sur terre en cette année 2014 ? Vous auriez dû revenir cent ans plus tôt : n’était-ce pas la « Belle Époque » ? C’est alors que vous jetez un dernier coup d’œil aux journaux dépliés aux pieds de votre fauteuil … Erreur ! Ce que vous venez de lire, ce sont des journaux qui datent des années précédant… 1914 ! Et son apocalypse !
Je n’ai rien inventé ! N’en déplaise à Bob Dylan, il semblerait que, d’un siècle à l’autre, the times are not changing. Allez donc faire un petit tour cent ans plus tôt et vous serez presque en pays de connaissance !
Belle époque que celle du Pétomane ? Ce boulanger marseillais monté à Paris en 1892 pour jouer de son anus élastique en interprétant au son de ses propres vents sur la scène du Moulin Rouge les airs les plus connus du moment … Belle Époque, quand la bête immonde du racisme et de l’antisémitisme commence à se faire les crocs sur Dreyfus ? Quand dans les rues de Drocourt, c’est bien mille mineurs belges, coupables de faire baisser les salaires, qu’on chasse de l’autre côté de notre sécurisante frontière ? Belle Époque quand on n’ose plus faire le zouave à l’annonce des terribles inondations présentes et à venir, et que, « ma bonne dame, le temps n’est plus ce qu’il était » ?… Belle Époque, quand on voit des coureurs du Tour de France être disqualifiés, non pour avoir usé de substances illicites, (bien qu’à renifler leur bidon on ne sente pas le thé !), mais pour avoir pris discrètement le train pour rejoindre l’étape… (Des trains, par ailleurs, qui déraillent par dizaines chaque année, et l’on ne compte plus les morts)… Belle Époque, quand on ne sait de quel animal est faite la poudre de viande qui est censée redonner la santé aux jeunes filles anémiées ?… Quand on fait cotiser lourdement les ouvriers pour une retraite à 65 ans dont ils ne pourront bénéficier, ayant tous fini de vivre avant de finir de travailler… Quand on a peur de se balader tard dans les rues des quartiers, de peur de se faire larder par un « apache » ou un « tatoué de Reuilly »… Et pour couronner le tout, belle , cette époque qui envisage de simplifier l’orthographe parce qu’on ne sait plus écrire correctement le Français ? (Heureusement qu’un humoriste nommé Alphonse Allais, qui s’en lamente, anticipe l’invention du langage SMS : et propose » L N E O P I D I N E L I A E T L E V » , à la place de « elle est née au pays des hyènes et elle y a été élevée »…
Non, pas si belle, la Belle Époque, et l’on ferait bien de se garder du mirage des visions rétrospectives ! D’ailleurs, l’expression ne naquit que bien après la seconde guerre mondiale, - peut-être une fois que l’on eut tout oublié…
Et pourtant cette Belle Époque-là fut peut être le moment où la France connut la plus grande épidémie de rire de son histoire ; dans son Anthologie de l’humour 1900, Jean-Claude Carrière affirme que tout ce que nous appelons aujourd’hui l’humour noir, l’absurde, l’insolite, l’impossible, le délire, a été découvert et méticuleusement exploré entre 1880 et 1910. C’est à cette période que les cercles littéraires et artistiques se multiplient sous des noms qui en disent long : « Zutistes » ou « Hirsutes », ou encore « Incohérents », ceux-là qui veulent déclencher un « tremblement de tête » (entendez un tremblement de terre de l’esprit), et puis les « Hydropathes » (que l’eau fait souffrir), qui inventent la tradition de l’anti-tradition, les « Jemenfoutistes » qui déclarent que rien n’existe en dehors de l’Art, (de « l’Art en sort » évidemment), et les « Fumistes » enfin, dont la figure de proue fut Alphonse Allais, cité plus haut. Ils sont poètes, musiciens, littérateurs, artistes, comédiens. Tous dynamitent le sacré dans l’art. La langue pour la première fois de son histoire devient un jouet. Il n’y a plus rien à espérer ? Alors plutôt la dérision que le désespoir. Le Fumiste donnera la place à l’humour moderne qui regardera la tragédie du monde comme un spectacle pour mieux nous en libérer.
Ce sont ces Fumistes qui inspireront notre création de la saison, en janvier. Fasciné par la découverte de ces innombrables et trop méconnus inventeurs d’un anti-pathos bien revigorant par les temps qui courent, j’ai décidé de les porter à la scène pour faire entendre aujourd’hui combien cela peut avoir du sens que de s’intéresser à un rire qui n’a pas de sens.
Ce sont ces fumistes encore, par la façon si distanciée qu’ils avaient d’observer leur époque, qui donnent à comprendre les choix qui ont prévalu à l’ensemble de notre saison. Tous les spectacles invités, qu’ils mettent en scène des auteurs dits « classiques » ou contemporains, pourront être vus comme autant de visions du monde et de « points de vue » sur notre temps. Ce sera aussi le cas pour le dernier d’entre eux, en juin, celui des Chiche Capon, qui donnera à la saison son point d’orgue, sa note finale, le La 432, débile et géniale fumisterie, au faîte de cette Incohérence qui marque ce début de millénaire.
Puisse aucun de nos spectacles ne vous laisser indifférents dans sa capacité à parler de notre époque. Et tant pis s’il faudra un siècle encore pour la trouver « belle » : nous aurons, vous et nous, passé du bon temps.