“Produits de première nécessité”. C’est comme cela me semble-t-il que l’on appelle ce qui se vend dans ces petites épiceries ouvertes tard la nuit, et même les dimanches, dans nos villes de France et de Belgique, quand tous les hypermarchés sont fermés, et que l’on s’aperçoit, pour un souper improvisé ou le petit-déjeuner du lendemain, qu’il nous manque l’essentiel...
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Comme chaque année, à l’aube d’une nouvelle saison, au moment de rédiger l’éditorial censé vous en donner l’appétit, j’éprouve cependant quelques scrupules à risquer de passer pour un épicier soucieux de soigner sa vitrine de son alimentation générale afin d’en promouvoir les meilleurs produits, fussent-ils les plus nécessaires.
Car on ne peut nier les dégâts observables de ce qu’on appelle aujourd’hui la marchandisation de la culture. Les œuvres de l’esprit semblent plus que jamais avoir à organiser leur résistance contre cette globalisation qui attente à leur nécessaire diversité, dans une conception mercantile d’un “échange” qui n’a plus rien de “libre”. Quand les feuilletons télés s’internationalisent comme le Coca-Cola, quand les grands producteurs organisent le vidage des cerveaux pour mieux les noyer avec la même boisson, on ne voudrait pas qu’une plaquette de saison comme celle-ci ressemblât à un catalogue de vente par correspondance. Comme on pourrait craindre également, en vous recommandant de vous abonner, de rentrer dans la logique du profit ! Il va sans dire qu’il n’y aurait pas de culture si elle ne devait exister que dans le souci d’une rentabilité quelconque, ou des mesures d’audience. La culture n’est pas un échange commercial mais un accroissement comme l’explique Michel Serres : ce que je donne en vous lisant un poème de Verlaine, vous le gardez, mais je ne le perds pas. Et j’aimerais que cette nouvelle saison soit pour vous ce poème.
D’ailleurs l’Unesco le dit (et on espère que sa convention de mars 2007 ne sera pas qu’un tigre de papier) : malgré l’Organisation Mondiale du Commerce » (sic) et ses principes de libre concurrence, les biens culturels ne peuvent plus être considérés comme des marchandises. Ils pourront être subventionnés. Mais qu’on ne se leurre : rien n’est définitivement gagné c’est peut-être pour conjurer l’apocalypse à venir que des artistes plasticiens depuis quelques décennies s’amusent à nous présenter, à l’inverse, des marchandises comme des œuvres d’art. De Duchamp et ses carrés de sucre dans une cage à oiseaux jusqu’aux ice-creams géants d’Oldenburg, en passant par les bouteilles de la boisson déjà citée d’un Andy Warhol... Pop Art, Eat Art, Food Art : il y a à voir et à manger. Mieux : à force de craindre que l’art ne devienne plus qu’un produit de consommation trop internationalement digeste, certains artistes sont allés plus loin encore, en faisant de la merde, comme le Belge Wim Delvoye et sa Cloaca, authentique machine à en fabriquer, ou l’Italien Manzoni avec ses boîtes de « merde d’artiste » (la sienne), disséminées aujourd’hui à travers le monde dans des musées ou chez de riches collectionneurs. On céderait presque à la tentation d’ouvrir une de ces boîtes pour voir si l’œuvre qu’elle contient a pu, mieux que le Parthénon, résister à la patine du temps...
Produits ou pas, les « biens » que le théâtre vous propose sont eux de nature extrêmement périssable. Le théâtre ne se vit que le temps unique des représentations, et ne saurait prétendre à quelque reconnaissance posthume. J’ose donc vous le dire : notre saison est à consommer avant juillet 2010... Faites-le donc, sans modération. C’est qu’il me semble que, s’ils ne sont pas de longue durée, nos produits sont tout de même de première nécessité. J’assume donc de faire du commerce, mais seulement celui-là qu’on entend quand on dit : « J e veux vous être d’un commerce agréable ».
Notre échoppe n’a rien de la grande distribution. Elle est certainement à l’image de ce « Night Shop » (ne viendrez-vous pas chez nous à la tombée des nuits ?), cet « Arabe du coin » comme on dit en France pour désigner ce petit magasin d’alimentation générale qui est le sujet même (et le titre) de la création annuelle de La Virgule que je vous concocte pour mars prochain.
Dans ce lieu ouvert, on trouve de tout, et toutes sortes de gens, à des heures tardives qui prêtent à la confidence, à l’écoute, à l’échange. C’est ce que je voudrais qu’il se passe au cours de cette saison à laquelle je vous invite, en vous ouvrant grand la porte.
« Alimentation Générale » peut bien en faire le titre : nous ne céderons pas à la marchandisation de la culture, et tant pis si des esprits taquins diront, à la lecture de cette appellation pour le moins distanciée, qu’à La Virgule il y a à boire et à manger. Je les prendrai au mot pour leur servir ce qui peut nourrir l’esprit dans une vraie diversité. Diversité d’une programmation où le rire côtoie l’émotion et la réflexion. Diversité française et belge des spectacles et des artistes accueillis. Diversité européenne avec la seconde édition du Festival Les Eurotopiques. Diversité des prises de risque avec des créations (des produits frais !) et des spectacles déjà rôdés et largement applaudis (mais en aucun cas des conserves). Diversité des voies permettant de mieux comprendre le théâtre et d’en susciter la faim avec notre École Transfrontalière du Spectateur et le Théâtre Action Transfrontalière...
Dans cette diversité, on peut retrouver la même démarche, la même éthique. Les artistes, techniciens, administratifs, permanents ou intermittents, qui donnent une âme à La Virgule, sont un peu comme notre « Arabe du coin » : des dépanneurs de l’essentiel.
Jean-Marc Chotteau. 24 août 2009