« L’ouragan parfait ». C’est ainsi que l’on nomme métaphoriquement chez les prospectivistes la catastrophe redoutée résultant de la conjonction des crises qui nous assaillent. Souhaiterions-nous les oublier, elles ont tendance à se rappeler à nous en s’invitant à domicile, chaque matin, dès lors qu’on ouvre son journal, sa radio, sa télé ou sa toile d’araignée (web). Araignées du matin…
Boycotteriez-vous les médias que votre concierge vous arrêterait sur le chemin de votre travail pour vous parler de son inquiétude sur la dette de la Grèce, votre voisine sur le réchauffement climatique, et le chauffeur de bus sur la violence des quartiers. La crise est multiforme, tentaculaire ; vous croyez échapper à son emprise qu’elle vient vous étreindre d’un autre de ses bras. Elle pouvait être jadis de foie, de nerfs ou d’urticaire. Aujourd’hui elle est politique, sociale, économique, financière, sanitaire, énergétique, écologique, culturelle, morale, et j’en passe. Elle attaque l’éducation, l’information, le logement. Plus grave, elle peut être de confiance, et pire, elle peut devenir existentielle, si elle ne l’était déjà.
D’accord, le déluge n’est pas encore certain : le pire ne l’est jamais. Ce qui inquièterait quand même c’est de n’avoir pour s’en prémunir que des parapluies, ou d’aller chercher quelque Noé comme sauveur suprême. Le, -ou la- capitaine qu’il nous sera par bonheur démocratiquement permis de choisir bientôt devrait plutôt me semble-t-il être de ceux qui ne nous cachent pas que l’arche est une galère. Et qu’il nous faudra, pour tenir le cap, sans passe-droit désormais pour qui que ce soit, et chacun dans la juste proportion de ses capacités, ramer.
Dans ce contexte aussi souriant, vous annoncer pour La Virgule une saison colorée me paraîtrait une imposture ou un mensonge. Les temps oscillent entre le clair et l’obscur, avec une tendance accrue pour le second. Mais ce n’est pas une raison pour rester sombre, et je vous invite, plus que jamais, à nous rejoindre !
Car la crise nous offre une raison de plus d’aller au théâtre, ou d’en faire ! Pas le théâtre qui profiterait de la conjoncture pour ne chercher qu’à simplement nous divertir, c’est-à-dire à nous détourner de la vision de la marche claudicante de notre monde. Plutôt celui qui pense l’impensable pour s’en prévenir : pour ne pas le voir venir. Le théâtre n’a jamais été aussi fort que lorsqu’il s’est fait dans son histoire le reflet des crises qui jalonnent la vie d’un homme ou de l’humanité. Tragédie comme comédie se nourrissent depuis deux mille ans des traversées de fort tangage. Il n’est pas interdit d’y trouver du plaisir avec la première, et même d’en rire avec la seconde.
Donc une saison en noir et blanc ? Pas tout à fait ! Elle aura plus que toute autre ses nuances : les infinités de gris ont leur charme et sont capables de nous faire inventer les couleurs.
Réinventer la couleur. Il a dû vous arriver comme à moi de feuilleter ces ouvrages à la couverture rougeoyante et dorée qu’on offrait jadis aux bons élèves dans les distributions des prix. Les Jules Verne de la collection Hetzel, bien sûr, et tous ces ouvrages qui nous offraient les tours du monde des grands voyageurs du dix neuvième siècle. Démunis d’appareils photos et de caméras, ils confiaient dès leur retour leurs croquis sommaires de voyages à de grands illustrateurs. Ils avaient pour nom Doré, Riou, De Neuville, Bennett… et réinterprétaient en toute liberté les visions des explorateurs. Images terribles d’animaux sauvages se dévorant, de forêts labyrinthiques, de cascades bouillonnantes, d’angoissants défilés, et tous les « ouragans » de la terre. Elles étaient bien en noir et blanc, ces images. Et pourtant, revues mille fois, enfant, sur les genoux d’une grand-mère, ma mémoire les a retenues en couleurs.
Les images que nous offriront les metteurs en scène invités par La Virgule, auront cette saison ces couleurs-là. Non pas parce qu’ils auront peint en rose bonbon, comme pour nous aider à le digérer, notre monde de bruit et de fureur, mais parce qu’ils se mettront au service de textes forts, sur des sujets forts, dont ils sauront parfois faire déplacer les lignes, pour nous offrir leurs « points de vue », je veux dire leur propre place face au paysage. Le paysage ? - « Classiques » revisités, colorés, à la lumière d’aujourd’hui, (Molière, Marivaux) ; grandes voix du XXème siècle (Claudel, Brecht, Vian) ; auteurs vivants en prise avec notre monde (Lemaire, Kelly, Burke, Wijkmark) ; témoignages du quotidien avec les reprises de La Virgule (Prises de Becs au gallodrome, Appartements Témoins). Et enfin les dix compagnies européennes qui dans le festival des Eurotopiques donneront leurs visions des « Mensonges » de notre temps…
En ces moments de déluges annoncés, embarquez-vous avec La Virgule comme des voyageurs de théâtre ! Vous risquez d’y être un peu secoués. De rires, ou d’émotions, certes, mais aussi des couleurs de l’ouragan.
Jean-Marc Chotteau
2 Septembre 2011