L’homme est un drôle d’animal. (2) Oubliant qu’il en était un, il a voulu se distinguer de celui-ci en s’attribuant un « propre » qui n’appartînt qu’à lui : le langage, la raison, le rire, le deuil, le mensonge… Rien de tout cela semble n’avoir résisté à l’éthologie, cette science nouvelle qui, peu à peu, efface les frontières qu’on croyait garantes de notre prétendue supériorité, n’en déplaise à Descartes qui voyait en l’animal une simple machine….
Il est une frontière cependant qui me semble, provisoirement peut-être, bien résister. C’est celle qui, à mes yeux, se fonde sur la capacité de l’animal particulier que nous sommes à se raconter le monde, à l’enjoliver ou à l’assombrir dans des récits, à s’imaginer des histoires comme pour mieux refaire l’Histoire.
Avant que les éthologues ne nous enlèvent définitivement la douce illusion de notre angélique suprématie sur les bêtes, je ferais volontiers venir témoigner auprès d’eux nos ancêtres de la préhistoire qui avaient sur elles, sinon l’avantage du langage, en tout cas celui d’emporter avec leurs dépouilles la mémoire de leurs combats et la capacité d’en faire part dès leur retour à la caverne. Leurs exploits de chasse ayant eu, je suppose, à humilier la tribu voisine avant même d’avoir à les nourrir, je suis sûr qu’ils eurent à déployer moins de talent pour maîtriser leurs armes ou sauvegarder le feu que pour en faire le récit. Les mammouths ont dû boucher l’entrée de leurs grottes plus souvent encore que nos sardines celle du port de Marseille !
Ainsi, peut-être, sont nées les figures de style, ces façons de nous exprimer cherchant à modifier le langage primitif, naturel, ou littéral (3), bref le sens qu’on dit « propre », pour le rendre plus expressif. Figuré.
La figure vint donc avec le récit, le style avec l’écriture.(4) La première est issue du latin figura, qui désigne la sculpture d’un objet ou son dessin : c’est qu’il s’agissait, avec les mots, de donner à voir.(5) Le second, avant d’être un stylo, était le poinçon en fer ou en os dont la pointe servait à graver la cire des tablettes et la surface plate à effacer. (J’avais envie de dire qu’à chercher inlassablement le mot juste, les scribes usaient peut-être ce bout-là plus que l’autre, mais (6) il ne faut pas pousser l’hyperbole (7) jusqu’à l’absurde). L’outil donna son nom à l’usage, ce qui est une métonymie (8), comme lorsqu’un acteur dit : « la scène est ma vie », ce qui est un cliché… (9)
C’est entre le Tigre et l’Euphrate, là même où l’on voit aujourd’hui la folie d’un dictateur assassiner son propre peuple, qu’on se mit pour la première fois à coucher sur des tablettes d’argile les histoires que des nomades colportaient de siècle en siècle. Parmi elles, il y a cinq mille ans, la plus ancienne épopée de l’humanité, celle de Gilgamesh, que j’ai lue cet été avec passion et tablette numérique (10), comme un roman moderne. On n’en connaîtra jamais les auteurs, pas plus que ceux du Livre des Morts sur les papyri égyptiens, pas plus que ceux des Veda ou du Mahabahrata de l’Inde, pas plus que ceux de la Bible, livres que l’on ne devrait dire sacrés que parce qu’ils furent inventés puis écrits par des hommes dans une langue qu’ils façonnaient déjà de leurs figures de style pour la rendre hors du commun. Être un auteur c’est étymologiquement celui qui fait avancer, qui augmente. Le style, avec ses figures, est cet apport. Il traduit des personnalités. « Le style est l’homme même » disait Buffon dans son discours à l’Académie française. Il exprime une différence, une singularité. « Tous ces trucs un peu dingues, tout cela c’est ton style… Ton style, c’est ton cul », chantait Ferré.
« Ce qui me plaît en toi c’est ce que j’imagine » disait la même chanson. On ne saurait mieux dire : la figure de style, à travers les sons, les mots et les phrases, donne à imaginer comme à voir ce que les mots de l’ordinaire, aux sens bien trop propres pour être honnêtes, sont impuissants à dévoiler.
Est-ce que je ne vous donne pas là la définition du théâtre même ?(11) De celui, en tout cas, que j’estime être le seul à pouvoir nous offrir la résistance nécessaire à cet envahissant et insipide mainstream culturel mondial où l’on uniformise par souci de rentabilité, de compétitivité, de productivité. (12) Oui, j’aime ce théâtre qui peut à la fois nous représenter le monde tel qu’il est, « au propre », mais aussi « au figuré », avec tous les moyens qu’il faut pour le sortir de l’ordinaire : autant d’auteurs que de visions du monde, autant de mondes que de visions. (13)
Notre programmation s’est efforcée de répondre à cette exigence, avec des spectacles tour à tour singuliers, décalés, engagés, dérangeants, drôles, nouveaux, classiques, différents, parfois peut-être tout cela en même temps, avec leur lot de métaphores, d’anaphores et d’oxymores, d’allitérations et d’assonances, de syncopes et d’apocopes, d’euphémismes et d’emphases, mais sans les amphigouris (14), qui, je l’espère, n’ont pas trouvé plus de place dans cet éditorial que sur nos scènes…
Un édito dont la ligne est inspirée par cette autre et capitale figure qui désigne en rhétorique « l’image des choses si bien représentée par la parole que l’auditeur croit plutôt la voir que l’entendre » (15), et qu’on appelle l’hypotypose. Hypothyposes sera la création que nous donnerons en janvier : j’y tenterai de vous « donner à voir » quelques-uns de mes textes préférés.
Je vous invite maintenant à vous promener à travers les pages de cette nouvelle saison de La Virgule, comme dans une galerie de figures pour autant de styles.
30 août 2013
Jean-Marc Chotteau (16)
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(1) La transformation typographique est déjà une figure de style.
(2) Le zoomorphisme consiste à attribuer à l’homme les caractéristiques d’un animal.
(3) L’énumération énonce les différents composants d’un tout.
(4) Parallélisme : symétrie à l’intérieur d’un énoncé.
(5) Le mot figure est donc en soi une métaphore : figure de style qui fait passer d’une idée à sa représentation.
(6) Prétérition : elle consiste à déclarer qu’on ne parlera pas d’un sujet tout en en parlant.
(7) L’hyperbole accentue une idée par l’exagération.
(8) La métonymie : substitution d’un mot par un autre appartenant au même ensemble.
(9) Cliché : Expression banale, souvent employée.
(10) Le zeugme met sur le même plan deux éléments appartenant à des registres différents. « Il partit avec courage et une valise ».
(11) L’interrogation oratoire consiste à feindre d’interroger alors qu’une seule réponse s’impose.
(12) L’homéotéleute répète un son ou un groupe de sons à la finale de plusieurs mots successifs
(13) Le chiasme fait se correspondre deux groupes de mots en inversant leurs positions.
(14) Amphigouri : manière très sophistiquée de parler mais difficilement compréhensible.
(15) Quintilien (42-95 avant JC)
(16) Tout lecteur de cet éditorial ayant relevé dans cet édito au moins trois figures de style non citées dans ces présentes notes recevra une place gratuite destinée à une personne de son entourage ne connaissant pas encore La Virgule.