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L’ÉDITO


LA CIGALE, LA FOURMI, ET LE SPECTATEUR
(ou À la recherche du temps gagné)


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Quelque part en Provence. Un jour d’août 2001.

Cachées dans les figuiers qui bordent la piscine, les cigales se donnent, dans un vacarme assourdissant, un mal fou à ne rien faire. Moi, ça va, et les pieds resteraient en éventail si quelques fourmis laborieuses ne les empruntaient pour se faire un chemin vers leur garde-manger d’hiver, quelques brins d’herbe plus loin... Je ne fais rien, même si des traces persistantes de culpabilité judéo-chrétienne m’incitent à m’en défendre : non, la paresse n’est pas inféconde. Comme le disait Renard (Jules), l’esprit y puisera ses plus fines trouvailles ...

Justement. Il s’agit de boucler l’édito, exercice obligé des fins de vacances avant les débuts de saison. Mais rien ne presse vraiment. Toujours ces cigales.. . . II y a scie dans cigale... Mais sans copeaux... Rien qu’une rengaine.. Qui fait vacances... Et La Fontaine... Toujours ces maudites fourmis... Le temps s’est arrêté.
Un zéphyr. Un clapotis. Un petit nuage blanc en forme de nez de Cyrano. Le monde est un spectacle. C’est sûr, il appartient à ceux qui ne se lèvent pas. Je prends mon temps. Ah oui, l’édito !

Cela peut attendre.. Un air me revient. C’est une chanson, marseillaise, avé l’accent : "aujourd’hui peut-être, ou alors demain ...". Chanteur ?.. Sardou (le père, Fernand). Les cigales me rythment la mesure.. Je mettrai cet air-là dans notre prochaine création, en mai prochain. (Je vais oser un "Éloge de la paresse", c’est ainsi que le spectacle s’appellera. Quel travail !)
Elle ne va pas être triste cette saison ! Que des spectacles (drôles, acides, un peu subversifs ! Des reprises des productions "maison" (La Comédie du Paradoxe, L’Esthétocrate, Prises de becs au gallodrome), et des accueils : des gens de talents, et en même temps des amis.. . Non, on ne va pas s’embêter ! Avec des "fous à réaction", un désopilant motomane, un affable fabuliste, un indiscipliné qui nous parlera de l’école... Et puis tiens ! Un autre qui nous jouera la paresse ! Encore ?... C’est un hasard ?

Et si le théâtre était cousin de la paresse ? Eh bien oui, il y a de la paresse au théâtre, cette paresse que fustige maintenant, après l’Église, notre très libérale société, cette amie des libertés qui ne reconnaît pas celle de paresser. Paresse : insoumission caractérisée à la production, au profit. La paresse n’est pas l’oisiveté : elle a l’esprit libre. Et c’est un péché capital... pour le capital ! Allongé sur mon transat, je m’insurge "- non aux pendules, clepsydres et autres pointeuses ! Il faut laisser filer le temps ! Le temps ne passera pas !"
De là, mon amour pour le théâtre ? Il est justement d’un autre temps. Je veux dire d’un autre tempo. On y prend le temps de réfléchir le monde. Pour mieux réfléchir, peut-être..

Bon, l’édito ! Mettre en lumière le point fort d’une nouvelle saison. Sa ligne directrice...Ah ce qu’il fait chaud !... Je sèche. Peut-être qu’un petit plongeon ?... Je suis en vacances, non ? Je ne vais pas me torturer "Travail" ne vient-il pas de ce "trepalium" qui était un instrument de torture ?... "Vive le temps libre !"
J’entends soudain cela avec la voix de De Gaulle à Québec sur fond de cigales déchaînées : "Vive le... temps libre !" Mais il manque un pied. Et puis non, le temps libre n’est pas un temps de liberté : après le travail, il faut faire les courses, tondre la pelouse, sortir les poubelles, regarder “loft story” et dormir : quel temps perdu ! Il faudrait dire : "Vive le temps de loisir !" (Là il y a un pied de trop). Ah ! une société de loisirs ! Société de liberté, de permission ! Vivre à loisir : en prenant le temps qu’il faut ! Si votre patron vous envoie promener, eh bien allez-y ! Quand même, il avait vu juste le frère Marx ! Ce temps libéré par le progrès des machines et la pression sociale, il nous arrive bien aujourd’hui ! Enfin...Aujourd’hui... Peut-être.. Ou alors demain ?

Encore les cigales ! Que ferez-vous aux temps froids ? Je chanterai, j’en suis fort aise. Et réclamerai le "Droit à la paresse", comme l’écrivait, -en avance sur son temps-, un certain Paul Lafargue, député lillois en 1880 : trois heures de travail par jour (-ministres, encore un effort !), "et la Terre, la vieille Terre, frémissant d’allégresse, sentira bondir en elle un nouvel univers... O paresse, mère des arts et des nobles vertus, sois le baume des angoisses humaines !" ...
II restera alors peut-être un peu de temps pour l’art et la culture, qui peuvent donner des âmes à ceux, trop nombreux encore, condamnés à ne rien faire. Ceux-là n’ont pas choisi. Mais l’Histoire a vu l’homme conquérir le droit de choisir son Dieu, puis son Prince, alors le temps viendra bien où il choisira son travail. Sa paresse. Sa vie.

En vérité, je vous le dis : “Paresseux de tous les pays, unissez-vous !” Et, de temps en temps, allez au théâtre perdre un peu de temps, il ne s’agit pas d’y gagner sa vie, mais de la vivre ! Une fourmi provoque une démangeaison sur le bout de mon orteil droit. Je la chasse d’une chiquenaude. Les cigales en poussent un contre-ut...Ça y est, je l’ai, mon édito !

Jean-Marc Chotteau