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L’ÉDITO


Le cul par dessus tête


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En hommage à Saint Éloi et autres bouffons ...

En ce terrible onze septembre 2001, deux tours qui osaient gratter le ciel se retrouvèrent, dans un fracas d’apocalypse, la tête en bas. L’horreur ayant été mise en représentation, les habitants de la planète eurent devant les yeux - mais derrière des écrans - les images infiniment diffusées d’un monde dont il fut dit qu’il ne serait désormais jamais plus "comme avant".

Les altières jumelles étaient entrées en terre. Le monde s’était mis à l’envers.

Certains y trouvèrent au moins confirmation de leur croyance : un tel renversement était bien signe qu’il y avait eu auparavant un monde à l’endroit, et son Dieu pour le tricoter. Un monde à l’endroit, un monde à l’envers. Le haut et le bas. La droite et la gauche. L’ordre et le désordre. La Chute originelle n’en ayant pas fini de faire des dégâts, on n’allait pas tarder à se remettre à parler du Bien et du Mal (étant bien entendu que l’endroit - le Droit-c’est moi, et que l’envers -l’Enfer ?- c’est forcément les autres).

Malheureusement, le fait que dans le camp d’en face on pensait de même ne pouvait évidemment réconcilier personne. Depuis, on entend dire beaucoup que "tout tourne à l’envers", ou que "le monde marche sur sa tête", vieille antienne réactionnaire des gens qui se disent "de bon sens" et prétendent "avoir les pieds sur terre". Des amours funestes de l’envers et de l’endroit dut naître l’intolérance...

Mais s’il n’y avait pas d’endroit ? A y bien réfléchir, l’envers n’est qu’affaire d’imagination : vous voyez pile, vous ne pouvez qu’imaginer face. Et si l’envers n’est qu’imaginaire, il n’y a plus d’endroit ! Allez, je vous propose un petit jeu ! Je vous donne une feuille de papier sur laquelle on peut lire : "la phrase écrite sur le verso (à l’envers) est vraie". Vous vous empressez de tourner le papier et vous lisez : "la phrase écrite sur le recto est fausse" ... Je crains bien que vous ne passiez la fin de vos jours à tourner et retourner la feuille. Sauf à la considérer sainement comme une absurde plaisanterie.

Le monde est peut-être ainsi fait : il ne serait qu’une farce, et cela ne devrait pas nous empêcher de le prendre au sérieux et de travailler à en améliorer quelque peu la représentation : c’est le rôle des bouffons auprès des rois.

Le grand Saint Éloi ose dire au bon roi Dagobert : "votre Majesté est mal culottée". Se satisfera-t-il de voir le bon roi Dagobert remettre sa culotte de l’envers à l’endroit ? J’espère bien que non ! Car pour échapper à tous les totalitarismes, il y a toujours un nouvel envers à imaginer, un "désordre des choses" à inventer, et d’ailleurs la chanson se poursuit de 21 couplets...

D’avoir bouclé son voyage à l’envers, Christophe Colomb découvre l’Amérique ! Et Galilée, malgré la vindicte des ayatollahs de l’époque, met l’univers sens dessus dessous en ramenant la terre et l’homme à une plus juste et plus modeste place. Et rien n’est figé ! Dans leur sillage, nos hommes de science savent nous expliquer le monde, humblement, "en l’état actuel de leurs connaissances". Ainsi, n’interdisent-ils pas la place à l’imagination et à son pouvoir révolutionnaire. Et s’ils nous inventent l’anti-matière, peut-être aurons-nous mieux prise sur la matière dont nous sommes faits.

Dans toute l’Europe, depuis le Moyen-âge et jusqu’au début du siècle dernier, imprimeurs et colporteurs amusèrent les foules avec les images naïves du "mundus inversus". On y voit le soleil dans la terre, l’arbre épanouissant ses racines dans le ciel, le bœuf découper son boucher, les riches servir les pauvres, les vieux courtiser les jeunes, la chaise s’asseoir sur l’homme, le paysan faucher la mort. Comme dans le carnaval, tout cela est un jeu, mais un jeu subversif qui sait faire bouger les choses avant qu’elles ne se figent dans les dogmes et les certitudes de l’endroit. C’est qu’il faut savoir renverser les rôles pour ne pas voir se renverser les tours.

Plus que jamais, je ressens le théâtre comme une parade à cette folie-là que serait pour le monde l’absence de folie. En ce début de saison, j’en appelle aux bouffons de notre temps, auteurs, metteurs en scène, comédiens, capables de nous donner à voir du monde les envers pour nous en faire imaginer l’hypothétique "endroit", cet endroit de nulle part, étymologiquement ce "non-lieu", qu’on appelle "Utopie".

En notre Compagnie, devenue La Virgule, dans sa collaboration sans frontière avec nos voisins du Centre Culturel de Mouscron, je vous invite à suivre notre programmation commune comme on regardait autrefois ces images d’Épinal du monde inversé. Le monde n’y sera pas à l’endroit, je vous le promets. Multiplicité des points de vue, des pratiques, des sensibilités.

Comédiens français ou belges, metteurs en scène aux formations les plus diverses, auteurs, qu’ils soient vivants ou morts, dont les paroles sont autant de façons de voir -dans tous les sens- le monde d’aujourd’hui. Le Talisman, United problems of coût de la main d’œuvre, Bain zen, Half and Half, La Nuit à l’envers, Bureau national des allogènes, Les Bonimenteurs, ces titres sonnent comme des promesses à rire ou s’émouvoir des faces cachées des choses de ce monde.

Jamais L’Éloge de la Folie d’Érasme n’aura pris autant de sens, autant de force, autant de nécessité, qu’en ces temps difficiles où, faute de repères, on voudrait voir à l’endroit ce qui est nécessairement à l’envers. J’ai cédé à mon envie, et aux demandes de nombreux spectateurs, de reprendre, après I’avoir interprété plus de deux cents fois, ce pamphlet terrible contre intégrismes et intolérances de toutes sortes ! Et, comme Érasme dont le discours iconoclaste se cache sous les traits de la Folie qui est femme, je joue la Folie en travesti, "inversé", pour mieux faire entendre, derrière ce miroir sans tain qu’est le "quatrième mur" de nos théâtres où ce qui est à gauche se voit à droite et vice-versa, cet hymne magnifique et joyeux aux bouffons et à la comédie de la vie. Sens dessus dessous.

Vous cherchez encore "L’Endroit du Théâtre" ? J’en ai fait le titre de notre prochaine création, et nous vous la présenterons au printemps. Les acteurs seront dans la salle et vous serez sur la scène, histoire de vous y faire : non, il n’y a pas non plus d’endroit pour le Théâtre...
Dans ses pirouettes, Arlequin voit le monde le cul par dessus tête. Je vous invite à en faire autant.

Jean-Marc Chotteau, Tourcoing le 28 août 2002