NEWSLETTER

L’ÉDITO


Texte, textile, texto


> Retour aux autres spectacles de la saison


 

Ce n’est peut-être pas lui qui s’est énervé le premier, mais Gaston ne mâche pas ses mots, - d’autant plus que c’est avec eux, (les mots), qu’il veut en découdre. On est dans les années quarante à Paris, et après Antonin (Artaud), et quelques autres metteurs en scène en Europe, voilà que Gaston (Baty) élève la voix pour fustiger la tyrannie censée avoir plongé le théâtre au tréfonds de l’abîme : celle du texte .
ll serait temps, pense Gaston, que le théâtre en finisse de se prendre pour de la littérature : il a un autre rôle à tenir "que de bercer la digestion des bourgeois"1. Que l’auteur désormais arrête de se la jouer et qu’il disparaisse au mieux dans le trou du souffleur : le metteur en scène et le décorateur ont aussi leur mot à dire, et c’est eux, quand même, qui font le théâtre ...

Une fois "Sire le Mot" (c’est la noble expression de Gaston) embastillé, on allait donc pouvoir donner la parole à l’Image (c’est paraît-il cela, la démocratie). Comme devait l’analyser pertinemment un directeur du Théâtre au Ministère de la Culture, à l’insupportable "assurance de l’esprit qui parle et qui comprend", devait succéder "l’appel à l’œil qui écoute"2, avec son armée nouvelle de "scénocrates". Il fallut donc renvoyer le spectateur "à l’école"3 pour qu’il apprenne (n’en déplût aux inévitables Lagarde et Michard 4 de nos très secondaires études), qu’un texte de théâtre était "illisible"..

(Cela ne ferait-il pas un petit peu décousu , toutes ces parenthèses ?)
Tout cela allait d’évidence, mais il n’était pas superflu de le dire, et de le répéter . Le théâtre n’aurait pas survécu de n’être en quelque sorte que la simple traduction d’un texte. Un texte ne dit pas tout. Tâchez par exemple de jouer celui-ci, que vous êtes présentement en train de lire ! La situation est simple : le personnage est un directeur de théâtre qui rédige son édito de début de saison, et c’est ainsi que débute la pièce. Essayez donc de savoir si son auteur, - votre personnage est à cet instant en colère, ironique, tendu, souriant, grave ! Suis-je seul ou entouré ? Dans ma chambre ou au bord d’une piscine ? Me faites-vous taper sur le clavier d’un ordinateur ou me voyez- vous un stylo plume à la main ? Est-ce le jour ou la nuit ? Le texte, même truffé de didascalies, ne dira jamais tout. Motus  !

La théâtralité, disait Roland Barthes, c’est le théâtre moins le texte. II n’y aurait donc pas de théâtre, il faut bien le reconnaître, s’il n’était pas théâtral, et le texte ne l’est jamais. Le théâtre n’est pas dans les mots : il est dans les silences et c’est dans ce sens qu’une Compagnie, dit-on, s’est appelée "La Virgule"... Il fallait donc bien travailler au contexte , et laisser à la littérature sur nos plateaux une place plus modeste. Le théâtre entrait ainsi dans une forme vivifiante de modernité.

Mais de là à soupçonner tous les mots, et avec eux, la parole discursive, l’intelligibilité, la production de sens, parce qu’ils seraient les vecteurs de je ne sais quel conservatisme réactionnaire, non !... Si notre siècle est certes entré à corps perdu dans le culte de l’image gratuite, y trouvant peut-être un apaisant antidote à la perte de sens et de valeurs du monde, notre théâtre, s’il acceptait de recourir aux mêmes facilités, n’exprimerait ce monde qu’en tombant dans le plus rétrograde des conformismes. Car, finalement un théâtre d’images plus que de mots, de metteur en scène plus que d’auteur, n’échappe à la digestion bourgeoise dont parlait Baty que s’il est porté par une parole, ou un canevas de texte, et qu’il suscite un commentaire dans la conscience du spectateur.

Cela peut être le cas d’un spectacle aussi totalement muet que "Le Regard du Sourd"5 dont un "texte" sous-tend les images et participe de leur création. Il y demeure encore quelque part des "mots" qui font mouche et indisposent le bourgeois de Gaston. Une Révolution pourrait-elle d’ailleurs commencer autrement qu’à la Lumière des mots ? "Faute à Voltaire, faute à Rousseau" chante Gavroche tombant sur la barricade ... Avec ou sans paroles une pièce doit se faire entendre. Le théâtre ne doit jamais cesser de "parler au public", dont il oublie parfois qu’il a besoin.

Voulant, cette saison plus encore que toute autre "parler", je vous la proposerai comme un seul texte, avec ses dix pièces formant autant de paragraphes, signés par des auteurs qui ne seront pas seulement vos contemporains par le hasard de leurs dates de naissance. Si, étymologiquement, un texte est bien "ce qui est tissé", celui que je vous invite à suivre, je vous le promets, va créer des liens.

Car il n’est pas faux de dire que le théâtre consolide le tissu social, même s’il ne peut le faire que bien modestement. Encore faut-il qu’il parle ou qu’il fasse parler. Sinon, pas d’échange, pas de présence à l’autre. Dans représentation, il y a cette présence qui ne peut s’inscrire que durablement dans le corps de la société. Inutile de redire l’aberration qui voudrait faire du mot "intermittent" un synonyme d’artiste ! Le texte d’un comédien ne cesse pas de nous parler une fois le rideau baissé, alors que dans l’ombre, il se prépare déjà à répéter le prochain ... Si un statut social particulier doit continuer à pallier les difficultés inhérentes à l’ "intermittence" de ses prestations, c’est bien qu’il n’y a d’art et d’artiste que dans la permanence, le lien, la texture .

Comme le tissu qui entrelace ses fibres, le théâtre doit savoir tramer la sauvegarde d’un sens que menacent tout autant l’obscure indicibilité des pures sensations que la fragilité de la mémoire. Il peut le faire en déchiffrant "les urgences du temps présent qui remontent parfois à très haut et à très loin"6 selon la formule d’Abirached.
Nous tâcherons d’être à la hauteur de cette exigence avec les dix spectacles d’une saison qui se clôturera avec.. "TEXTO", la double création de cette année. "TEXTO", un diptyque de deux spectacles inspirés de témoignages recueillis par la Compagnie, qui mettra textuellement en scène, dans deux lieux de patrimoine, - une ancienne piscine et la cour d’un cloître -, la mémoire même des gens du textile . Gaston devrait accepter la démarche. Cette saison verra des auteurs mais pas d’autorité. Du texte, et malgré tout ... (voici arriver un mot de tisserand : littéralement, "sous la trame de la toile") ... de la subtilité . Vous aurez donc toujours le dernier mot.

Jean-Marc Chotteau Tourcoing, 26 aout 2003

1. Gaston BATY : "Rideau baissé", Ed. Bordas, 1949 [page 117]
2. Robert ABIRACHED : "Le Théâtre et le Prince", Ed. Plon, 1992 (page 170)
3. Cf. Anne UBERSFELD : "L’Ecole du spectateur", Ed. sociales, 1981
4. André Lagarde et Laurent Michard sont les auteurs de manuels de la littérature française édités de 1955 à 1993 chez Bordas et tirés à plusieurs millions d’exemplaires à destination des lycéens.
5. "Le Regard du Sourd", de R. Wilson. Créé en 1971 au Festival de Nancy.
6. déjà cité (page 177)