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Quand les images font le mur

C’est un tableau qui représente...cinquante tableaux, accrochés dans une des salles du château bruxellois de Léopold Guillaume, archiduc d’Autriche de la maison des Habsbourg. Les toiles sont serrées les unes contre les autres, cadre contre cadre, du sol au plafond, et font le mur. On y devine des œuvres connues de grands maîtres italiens, Véronèse, Titien, Giorgone, copiées, malgré l’espace minuscule que leur laissent les deux mètres carrés du tableau, avec une minutie telle qu’on en prend un instant plein les yeux. David Téniers le Jeune, le peintre flamand qui signe vers 1650 ce tableau et ses copies, s’est mis au service de Léopold, et le figure au milieu de ses trésors, avec un chapeau, pour qu’on le reconnaisse. Léopold a du goût. Léopold a du pouvoir. Léopold est fortuné. II voulait montrer sa galerie, pour mieux l’épater, sans doute.
Si ce n’est "scanné" sur la couverture de cette plaquette destinée à vous présenter la nouvelle et très colorée saison de La Virgule, on peut voir ce tableau au Musée de Vienne. Je n’y suis jamais allé et ne connais de la "Vue de la Galerie de l’Archiduc" (c’est le titre de l’œuvre) que ses diverses reproductions, -j’allais dire ses représentations.

Je pense pourtant à ce tableau tous les ans à la fin de l’été, quand il s’agit pour moi de vous vanter dans un éditorial l’excellence de notre programmation à venir, toujours en craignant de ne pas être capable d’en faire la défense et illustration autrement que sous la forme prétentieuse et réductrice d’un catalogue archiducal. Mais nombreuses sont les raisons qui m’amènent cette année à faire un saut de quatre siècles pour orner avec lui la couverture de ce fascicule où vous découvrirez des spectacles qui questionnent pourtant le monde contemporain dans des écritures d’aujourd’hui.

La première est tout entière contenue dans le tableau de David Téniers, qui me parle comme s’il dénonçait avec prémonition les dérives contemporaines du rapport de l’art et du pouvoir, fût-ce dans nos sociétés dites démocratiques. Le financement de la culture s’y fait, semble-t-il, de moins en moins pour permettre à chacun de grandir en humanité dans la connaissance et l’expression du monde, mais pour faire en sorte que tous (puisque tout le monde vote) aient le sentiment diffus mais fier d’une valorisante abondance qui se pèse et se mesure à l’instar des campagnes commerciales les plus intéressées. On remarquera dans le tableau de Téniers que les personnages, qui posent au premier plan devant les cinquante tableaux, ne les regardent aucunement, finalement aussi indifférents à l’art que les deux chiens qui jouent à leurs pieds. II est possible qu’ils se soient lassés de la contemplation de ces chefs-d’œuvre dont le tassement paralyse le regard. J’imagine d’ailleurs la tête que ferait à sa sortie un voyageur qu’on aurait invité à pénétrer dans la riche demeure de Léopold... Je ne suis pas sûr que le zapping auquel il se serait vu soumis mériterait l’épithète de culturel.

Il y a aussi dans ce "Cabinet d’Amateurs", - c’est ainsi que l’on nomme le genre d’œuvre pour laquelle Téniers s’exécute -quelque chose qui n’est pas sans rappeler à ceux qui les fréquentent, les rues du Festival d’ Avignon, où, cet été encore, et pendant trois semaines, près de 700 spectacles par jour se disputaient la moindre parcelle de mur pour attirer par des affiches tape-à-l’œil le regard du badaud. Terrible vertige de l’indifférenciation que l’effet de ce mur d’images ressenti comme l’expression désespérée d’un seul cri poussé en chœur par le magmatique ensemble des artistes en soif d’identité, de singularité ou de re-connaissance dans le tourbillon de la marchandisation de la culture...

"Société du spectacle", prophétisait Guy Debord, qui voyait la disparition du réel au profit de l’imaginaire. Nous vivons finalement tout au contraire, comme l’écrit Jean Baudrillard, une réalité médiatisée omniprésente, et en perte d’imaginaire. Et l’on se demande aujourd’hui quel spectacle de la société peut désormais offrir le théâtre, alors que le monde se confond désormais avec sa représentation : vidéo, écrans interactifs, internet, réalité virtuelle... Les images qui nous envahissent ne représentent plus rien, elles sont consommation visuelle. Elles sont le monde. Le monde s’est confondu avec ses représentations. II faudrait même dire : le monde se confond avec ses "présentations". Nous vivons, comme Léopold dans son château, dans la copie du monde, ou plutôt dans un monde devenu copie. Une copie qui ne veut plus rien dire, qui ne renvoie à rien, qui est désormais notre réel, et qui suffit. Comme suffit au politique, ou au militaire, une information "vue à la télé" pour agir sur le monde. Comme suffit au touriste la visite de Lascaux en fac-similé. Comme suffirait à l’internaute le mirage d’une cybernétique rencontre amoureuse..

Du coup, le théâtre se met-il à faire de l’image, à défaut de refaire le monde, et I’on voudrait croire que cela a du sens. Il suffit d’entendre parfois certains spectateurs s’esbaudir -et nous en sommes parfois- devant les trouvailles picturales de quelque créations d’aujourd’hui les plus consensuellement applaudies, y compris par ceux-là mêmes qui attendaient et attendent encore que le Théâtre fasse la Révolution. Observons-les se réjouir ! On se croirait au feu d’artifice : "Oh la belle bleue !". Seulement voilà : l’artificier n’a eu d’autre prétention que de montrer... une belle bleue, tandis que derrière les : "Oh ! C’est beau comme du Magritte ! ", ou : "C’est carrément fellinien ! ", ou bien : "On dirait du Goya, non, c’est du Bosch !", nous sommes plongés comme devant La Vache Qui Rit dans de tels abîmes d’insignifiance que se préparent à coup sûr des lendemains qui déchantent. Car si le théâtre ne nous fait plus signe, c’est mauvais signe. "Passez votre chemin Messieurs Dames, le monde vous a tout donné à voir, ici il n’y a plus rien à voir. Circulez !"
Je me refuse à cette capitulation, et, chaque année, vous êtes de plus en plus nombreux à nous rejoindre, spectateurs, dans cet îlot de résistance que peut devenir le théâtre quand il nous offre, contre l’image et son immédiateté, un peu de temps, un peu de distance, une "interprétation" sans cesse renouvelée du monde, un antidote enfin à ce que Baudrillard appelle "la pornographie du réel", par la métaphore, par la maîtrise des signes, par le jeu du détail et du flou, (car le réel n’a jamais l’aspect glacé et propre de propre de nos images), par l’humour et le rire, et par l’émotion, quand elle sait trouver ses mots.

"Et des acteurs, de théâtre, est-ce qu’ils sauront jouer comme nous ?", nous demandait Lydie, ouvrière du textile, qui pendant deux heures nous avait confié son histoire d’ouvrière en filature en s’inquiétant de savoir si, dans le spectacle que nous nous apprêtions à faire à partir de son témoignage et de dizaines d’autres, nous serions fidèles à ses propos. - Bien sûr que non, Lydie, nous n’avons pas su et ne saurons jamais "jouer comme vous" ! A l’inverse d’un Téniers, nous n’avons hélas aucun goût ni savoir-faire pour la copie ! Au théâtre, nous vous en avions prévenue, Lydie, nous pratiquons respectueusement l’art de l’infidélité. Les spectateurs du second volet de "TEXTO" : "Jouer comme nous", (notre dernière création, qu’ils furent plus de six mille à applaudir et qui sera reprise dans une nouvelle version en point d’orgue de cette saison), peuvent parfaitement mesurer, en scrutant l’écran vidéo qui diffuse votre visage derrière les acteurs, la distance qui se creuse entre le "réel" mort de l’image et le mensonge vivant du théâtre. Ils constatent ainsi jusqu’ à quel point nous vous avons interprétée, traduite, comment nous avons pu parfois rendre flou ce qui était clair, ou lumineux ce qui était obscur : votre re-présentation, cette trahison, était le prix de votre présence, de votre existence même, au-delà de nos mémoires. Elle était, provoquant notre réflexion, une ouverture sur votre monde, le nôtre assurément. L’écran, lui, ne réfléchit rien : il fait écran. En vérité, si le monde n’est plus qu’un mur d’images, c’est au théâtre qu’est la sortie ! Tentez donc l’escapade, chers spectateurs à venir ! Je vous promets une saison aussi colorée que le tableau de Téniers, et vous invite vivement, en vous abonnant par exemple,... .. à faire le mur.

Jean-Marc Chotteau [5 septembre 2004]